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J’accuse nait. J’accuse est né

Mai 1971 — Jean-Pierre Barou en reportage sur la grève des ouvriers de Renault Cléon pour J’accuse – Photo (c) MIchel Puech

J’accuse, fut une publication, qui se voulait hebdomadaire, publiée dans la foulée du mouvement issu de la révolte de mai 1968. Il est paru le 15 janvier 1971 avec le soutien de nombreuses personnalités des arts et de la littérature, parmi lesquelles Simone de Beauvoir, qui en fut directrice, Jean-Paul Sartre, Jean-Luc Godard, Agnès Varda, Michèle Manceaux etc.

Le comité de rédaction dirigé par Robert Linhart [1] et André Glucksmann [2] est au début composé de Françoise Renberg, dite Fanfan, compagne d’André Glucksmann, Michèle Manceaux [3], Blandine Jeanson [4], Charles-Henri de Choiseul [5], Christian Jambet [6], Michel Le Bris [7], Jean-Pierre Le Dantec [8], Jean-Pierre Barou [9],  Francis Bueb [10] et quelques autres dont j’oublie hélas les noms.  Après quelques numéros, sous la pression de Benny Levy alias Pierre Victor et d’Alain Geismar, il a fusionné en mai 1971 avec La Cause du peuple, le journal du mouvement d’obédience « maoïste » Gauche prolétarienne. Dans le numéro de la fusion Jean-Paul Sartre écrit : « Nous avons de l’information une conception acérée, combative. Nous nous tenons du côté du peuple, du côté de la vérité : nous n’entendons nullement parler à demi-mot, affadir les faits, chercher la conciliation ».

Cinquante ans plus tard, il est difficile de comprendre cette époque dominée depuis dix ans par un pouvoir gaulliste, et par une société où le patriarcat véhiculait un mode de pensée se référant largement au XIXème siècle. La presse, à quelques exceptions près, était – déjà – aux mains d’industriels, et les rédactions dirigées par d’anciens résistants parfois nostalgiques de l’ex-empire français.  Pour ceux qui eurent vingt ans à cette époque, Mai 68 fut, comme l’écrit Maurice Clavel un « éclair de liberté », et l’espoir d’un « autre monde ». C’est à cet aune qu’il faut lire ce témoignage, des notes prises à l’époque…

J’accuse nait.  J’accuse est né

Note écrite en 1971

C’est le lundi 18 janvier 1971 que parait le numéro 1 de J’accuse (daté du 15). Petit événement pour le monde de la grande presse bourgeoise mais bouleversement considérable pour la presse révolutionnaire et pour ceux qui se rangent à ses côtés. Déjà en d’autres temps, I ’apparition de L’Idiot International[11] avait ouvert la voie à un nouveau journalisme qui contrebalançait la triomphaliste Cause du Peuple. Mais L’Idiot International grevé d’un patron dans toute I ‘acception du terme et, qui plus est d’un patron, soi-disant intellectuel, soi-disant « de gauche », n’a jamais réussi à se défaire, même au temps où des maoïstes y collaboraient, d’un intellectualisme révolutionnaire pédant.

Aussi c’est avec joie que nous accueillons le numéro 1 de J’accuse. Je dis « nous » car à ce moment bien que rédacteur-iconographe à Rustica, je fréquentais mes amis de Combat et particulièrement Maurice Achard qui voyait lui aussi un nouvel espoir dans la parution de J’accuse. A plusieurs égards, j’étais plus attentif que lui à ce nouveau journal. Profondément motivé par deux ans d’études à l’école de journalisme de Bordeaux où nous avions un peu réfléchi à ce que pourrait être un journal de la vérité, un journal de la révolution.

De plus à Combat j’avais sondé rapidement les limites que peut offrir la presse bourgeoise. Enfin au cours d’un unique reportage à Vittel pendant la grève avec occupation de juillet 1970, l’ambiguïté du reportage bourgeois m’avait littéralement sauté aux yeux. En compagnie de jeunes ouvriers de l’usine et de camarades de l’ex-Gauche Prolétarienne, j ‘avais expérimenté spontanément une nouvelle approche de ceux qui font I’ événement et, nous avions après une nuit de discussions, tracé les lignes essentielles des deux articles que j’allais écrire pour Combat et Témoignage Chrétien.

Je revins de Vittel bouleversé. Le mot est faible car c’était le début d’un nombre de questions sans solutions dans la pratique bourgeoise du journalisme. Ce fut une des raisons, et peut-être la principale, qui me fit quitter Combat. On ne peut vivre le ventre creux quand s’est éteinte la flamme qui nourrissait l’espoir.

J’accuse nait.  J’accuse est né, je me précipite sur mon stylo à bille et j’écris mon enthousiasme à la rédaction accompagné de mon abonnement car il faut qu’il vive maintenant qu’il existe. Il serait stupide qu’il disparut dans un désastre financier. La réponse ne se fait pas attendre. On m’invite à passer à la rédaction. J’arrive au 16 rue Bourg-Tibourg, je cherche et trouve sur une porte « Fourreur Frenkel » ! Je sonne, on entrebâille la porte, je m’explique, l’ambiance est froide, méfiante, visiblement on craint le flic.  J’ai l’habitude : on prend si souvent les journalistes pour des flics. Enfin je dis : « Vittel » et les visages s’éclairent.

Un courant de sympathie passe, je suis le journaliste qui a écrit à la fin de son article : « nous sommes tous des maos ». Non sans plaisir et fierté, on m ‘apprend que cet article a servi, les liaisons étant coupées avec les camarades de Vittel, à écrire le premier article de la Cause du peuple sur la grève à Vittel. Me voilà par personne interposée journaliste à La Cause du Peuple… C’est la joie, le pied, je le dis sans honte. A cette époque, égaré a Rustica je désespérais de tout.

Pourtant après cette visite pleine d’espoir, il me faudra lire le livre de Jean-Pierre Baro[12] sur la presse révolutionnaire et attendre le 17 mars pour avoir un entretien avec lui où nous discutons d’un éventuel article dans Combat sur son livre. Cet article ne devait jamais paraitre car bien vite, introduit dans la rédaction de J’accuse j ‘allais être littéralement happé par le rythme de J’accuse.

Michel Puech

Notes

[1] Robert Linhart (France, Nice, 1944), sociologue, militant à l’UJCML puis à la GP, écrivain auteur de L’établi – Voir +

[2] Joseph André Glucksmann (France, Boulogne Billancourt, 19 juin 1937 – Paris, 9 novembre 2015) est un philosophe, militant « maoïste » entre 1968 et 1974, il évolue ensuite jusqu’à apporter son soutien à Nicolas Sarkozy.

[3] Michèle Manceaux (France, Paris, 17 février 1933 – Paris, 31 mars 2015), journaliste à L’Express puis au Nouvel Observateur, J’accuse, Marie-Claire.

[4] Blandine Jeanson (France, Paris, le 30 mars 1948 – Paris, 19 juillet 1999), est une journaliste qui a participé à la création de J’accuse, de Libération et de l’agence photo Vu’. Actrice dans trois films de Jean-Luc Godard.

[5] Charles-Henri de Choiseul Praslin (Maroc, Casablanca, 5 mars 1944 – Saint-Nazaire, 15 avril 2019), est un militant « maoïste » de l’UJCML, puis de la GP et s’établit aux chantiers navals de Saint-Nazaire. Licencié il devient restaurateur puis avocat.

[6] Christian Jambet (Algérie, Alger, 23 avril 1949) est un professeur et un philosophe français spécialiste de l’islam et de l’Iran. Militant « maoïste » à l’UJCML et à la GP.

[7] Michel Le Bris (France, Plougasnou, 1er février 1944 – La Couyère, 30 janvier 2021), est un journaliste (Jazz Hot, Magazine Littéraire, J’accuse) et un écrivain français spécialiste de Robert Louis Stevenson, fondateur du festival des « Étonnants voyageurs » de Saint-Malo. Militant « maoïste » à la GP, après l’arrestation de Jean-Pierre Le Dantec directeur de La Cause du Peuple, il lui succède est également arrêté et condamné à 8 mois de prison.

[8] Jean-Pierre Le Dantec (France, Côtes-d’Armor, Plufur, 14 mars 1943) est un architecte, urbaniste, écrivain. Il milite d’abord à l’Union des étudiants communistes, puis à l’UJCML et à la Gauche prolétarienne. Directeur de La Cause du Peuple, il est arrêté et condamné à un an de prison.  Après plusieurs postes en tant qu’enseignant de mathématiques, il fait son entrée à l’École d’architecture de Paris-La Villette dont il a été le directeur.

[9] Jean-Pierre Barou (France, 1940) est un journaliste et écrivain

[10] Francis Bueb (France, Haut-Rhin, Munster, 1945), est le fondateur du Centre André Malraux à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine)

[11] L’Idiot international est un journal pamphlétaire fondé en octobre 1969 et dirigé par Jean-Edern Hallier (France, Saint-Germain-en-Laye, 1er mars 1936 – Deauville, 12 janvier 1997), et Bernard Thomas (France, Paris, 25 octobre 1936 – Questembert, 12 janvier 2012) et largement financé par Sylvina Boissonnas (France, Toulouse, 18 octobre 1942). Il disparut en 1972 avant de reparaitre avec une ligne éditoriale totalement différente.

[12] Jean-Pierre Barou, (France, 1940) est un journaliste et écrivain auteur à l’époque de De la liberté de la presse à la presse de la liberté (La Taupe, Bruxelles 1970)Dernière révision le 26 mars 2024 à 4;49 par Rédaction d’a-l-oeil.info