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[Doc] Ou en est la photographie en 1973 ?

Cet article de Lucien Picaud publié dans le numéro 15 de Reporter Objectif en septembre 1973 m’a étonné à la re-lecture: si l’on remplace « Télévision » par « Internet », c’est troublant. Vos commentaires sont bienvenus.
MP

Ou en est la photographie en 1973

Qui me disait, commentant un article consacrant la mort de Life, que se mourait également la photographie ?

Je ne sais plus exactement, mais je le vois encore, repartant sous la pluie dans les rigoles de son imperméable. Il semblait tout petit, telle une éponge que l’on vient de presser… Avec mon appareil, j’ai fait clic, la photo était faite. Elle se nomme « Ecœurement » et figure dans les expositions que je fais circuler en France.

Une semaine de retard…

Objectivement, on doit remarquer que, depuis l’avènement de la télévision qui est de la photographie vivante, les magazines de l’image, tels Life, Look, et d’autres, ont dû mettre chapeau bas. Paris-Match lui-même se recroqueville et ne tient que par Télé 7 Jours et quelques hebdomadaires rattachés au même groupe.

L’information par la photo est donc mal en point. Il ne faut pas s’en étonner. Cela tient à plusieurs facteurs. La réalisation d’un hebdomadaire photographique coûte cher. ll faut faire exécuter toute une suite de clichés destinés à la reproduction.

Si l’on en retirait les pages publicitaires, ces magazines feraient  perdre de l’argent à leurs éditeurs. Ces derniers devraient alors en élever le prix de vente de façon telle que les lecteurs se raréfieraient aussitôt.

Or, sans tenir compte du fait que les hebdomadaires d’images paraissent en principe avec une semaine de retard sur l’événement, on constate que les annonceurs, à tort ou à raison, interviennent à la télévision plutôt que dans les revues photographiques.

Je ne sais quel conseiller en publicité a pu prétendre que la publicité télévisée était la plus rentable, ce qui n’est pas prouvé, mais le fait est là avec sa triste conséquence : privés de publicité, de grands journaux de reportages photographiques croulent sous  les frais de leur fabrication et de leur distribution.

Et pourtant…, je ne pense pas que cet étouffement de la presse photo soit uniquement dû au fait que la télévision pompe dans le budget des annonceurs.

En effet, trente secondes de télévision, vues rapidement et même négligemment par dix millions de téléspectateurs, ne peuvent, du fait de leur brièveté, permettre que l’annonce d’un produit et n’ont aucune force de démonstration. Il est exact que, au même moment, dix millions de per­ sonnes reçoivent la même image, mais que vôient-ils, en supposant qu’ils y apportent un réel intérêt, ce dont je doute ! Une courte séquence amusante au cours de laquelle on distribue vite le nom d’une marque et un argument de vente.

Le prix de ce passage est horriblement cher. En vaut-il la chandelle?

Dans le cas d’un journal, il est possible –  mais non certain – que l’impression d’un placard publicitaire touche moins de consommateurs éventuels. Mais il demeure longtemps dans les mains du lecteur qui le voit, qui le revoit, et il permet surtout à l’annonceur de faire valoir des arguments de vente que la télévision n’autorise pas, étant donné le prix de la seconde de message publicitaire !

On revient sur un magazine, on revient parce qu’il y a quelque chose à étudier, à disséquer, à comprendre… Mais s’agit-il encore d’une qualité ? Un journal vivant de publicité pouvait, il y a quelques années, consacrer certaines de ses pages à l’étude de graves problèmes, annoncer ses opinions, permettre au lecteur de réfléchir et de tirer des conclusions…  parfois pas en accord avec la « pensée officielle »!

La raréfaction de ce genre de publications condamne les interlocuteurs à ne connaître les problèmes qu’au travers d’une vision, d’une information uniformes, celles de la télévision, aussi impartiale soit-elle.

Le temps absorbé…

Harassés par leurs travaux de maintenance dans la vie ou par les problèmes de circulation dans la ville, le quidarn futur-penseur n’aspire qu’à se défouler arrivé chez lui. En cela, la télévision, qui projette devant lui une suite de marionnettes vivantes et ayant leurs réactions propres, ne l’invite pas à aller au delà de l’évidence.

Comment dire à un présentateur .de télévision :

«  –  Excusez-moi,  mais  voudriez­ vous répéter, s’il vous  plaît…  Je n’ai pas très bien saisi… »

Non. inexorablement, la télévision déroule son spectacle et nul ne peut en arrêter le fil.

Dans le cas d’un journal, par contre, on s’arrête, on revient sur un texte mal compris, on le comprend mieux, on pratique l’exégèse et, en définitive, on assimile l’ensemble et on le conceptualise à jamais.

Vous me direz qu’on ne veut plus, peut-être, que les gens conceptualisent. C’est un peu vrai. En effet, celui qui pense a une personnalité difficile à manier. Le nombre des publications de toutes tendances était le gage de cette originalité. A la télévision, l ‘information de base n’arrivant que par un canal, les dix millions de télespectateurs auront tendance à ne commencer leurs cogitations (s’ils le font) qu’avec les éléments donnés lors de l’émission considérée.  Logiquement, ils penseront oui (ou non) tous en même temps au même problème.

Je sais ce que vous allez me répondre : si ces gens veulent aller plus loin, ils peuvent réactiver leur déception par l’achat d’un hebdomadaire ou d’un indescriptible fait de mouvements ébauchés, de l’autre (si votre cliché est normal!) l’instant net et précis!

Des créations planes…

La photographie peut être également un art ou un sport à la portée de toutes les bourses alors que le cinéma et encore plus la télévision restent l’apanage de quelques privilégiés.

Comme un artisan d’autrefois, le photographe amateur possède son laboratoire où il se livre à la recherche du traitement. Mais il est très difficile, sinon impossible, de posséder un laboratoire cinéma. La photographie est donc démocratique.

A la manière d’un peintre, puisqu’il s’agit en somme de créations planes, le photographe conçoit des œuvres. Le cinéma n’est pas plan, il nécessite un appareillage complet et coûteux.

Mais regardons encore plus avant dans la photographie et ses débouchés. li est quasiment impossible d ‘imaginer des présentations de robes par le biais de la télévision. Une fois le modèle vu, il a disparu ! li faut donc 4u’il en reste quelque chose que l’on puisse encore regarder et regarder pour se persuader qu’il est plaisant… ou non. Le magazine de mode apporte cela. De même, dans la recherche de documents sensationnels et archiva­ bles, l’emploi d’un appareil de photo est moins visible que celui d’une caméra de cinéma… et le reste !

La photographie doit restituer la composition arrêtée à un moment donné. Il faut choisir ce  moment. C’est ce choix qui détermine la valeur de la photographie et lui donne son pouvoir suggérant. Or, si le moment se met à bouger, la réalité est recréée dans son intégralité et la valeur  de  l’art disparaît au profit  de  la  valeur de vérité. D’un côté un art suggérant et de l’autre un art d’évidence.

Cela ne signifie pas que l’un et l’autre soient moins bons, mais, en l’occurence, ils sont simplement complémentaires.

Un bon reportage photographique servira toujours en parution. Cette documentation plane sera toujours facilement exploitable, publiable et référentielle. Un film, retraçant peut­ être plus facilement les diverses phases, devient lourd et il est, de plus, difficilement communicable à ceux qu’il intéresse.

Ce qu’il faudrait pour promouvoir la photographie, c’est créer une suite de musées lui étant consacrés, ou encore l’inclure dans le cadre des musées existants.

Alors 4uc l’on imagine volontiers le temps passé et les recherches qui ont abouti à l’imagerie du peintre, il est difficile de s’imaginer que, je ne sais pas quel artifice, derrière la photo il y a le photographe ! Evidemment, sitôt que l’on appuie sur le déclencheur, l’image est enregistrée… Mais encore faut-il savoir quel genre d’image a été enregistré ! On peut facilement faire clic sur une flaque d’eau croupie ou sur un extraordinaire cheminement de caravane dans le désert…

Cc 4ui donne de la valeur à la photographie, ce n’est pas tellement le tirage ou les trucs techniques,  ou  je ne sais quoi d’autre, mais bien cette détermination et cc choix d ‘enregistrer cet instant plutôt 4ue cet autre.

Le peintre, lui aussi, a « figé » un ins­ tant qui lui plaisait… Il a convoqué dans son atelier un modèle et lui a demandé de prendre mille et mille fois la pose en ne variant jamais de l ‘ins­ tant initial.

Le photographe a devant lui le choix entre mille instants qui courent et soudain il immobilise celui-ci plutôt que celui-là…

Pourquoi ? Et pourtant, c’est grâce à ce choix que nous pouvons donner une valeur sensible à l’ œuvre photographique.

Vous me direz : Oui, mais beaucoup d’entre eux immobilisent n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand, n’importe comment… Bien des photographes – qui n’en sont pas, à  mon avis · ont la chance que l’instant du clic corresponde à l’instant idéal. Ils peuvent prétendre par la suite avoir choisi cet idéal, l’avoir déterminé… Bon ! Mettons que ceux-là ne sont pas des artistes… Mais les autres ? Les créateurs ?

Rien qu’en France, il existe des noms fameux de gens sachant ce qu’ils font, comment ils le font et pourquoi ils le font ! Les Sudre, les Boubat, les Dieuzaide, les Ciergue, les Hamilton, les Kim, les Haas, les Dityvon. Je m’excuse d’en passer, ils sont environ une trentaine que l’on peut qualifier de photographes créateurs. Ceux-là ont une valeur certaine. Ils n ‘attendent pas qu’intervienne la « chance du bon cliché »! Leur photo a valeur de tableau. Elle peut être qualifiée d’ œuvre d’art même si son tirage  multiplié la démocratise.

Ni les moyens, ni le désir…

Parmi les reporters photographes, même s’ils ne sont pas maîtres de l’événement et que celui-ci se déroule sous leurs yeux, il existe de grands Messieurs qui souvent paient de leur vie l’immortalisation d’instants terribles. Il ne s’agit pas là d’un peintre reconstituant Waterloo, Verdun ou Stalingrad dans son petit atelier de Montparnasse et dont l’œuvre figurera plus tard au Louvre, mais bien de garçons ou de filles ayant des tripes et qui n’hésitent pas à donner leur sueur, leur peur et parfois leur sang pour arracher un bref instant au temps et à l’histoire, et le fixer.  Ne méritent­ ils pas aussi d’être exposés ?

En somme, si certains affirment que la photo se meurt c’est parce que beaucoup de photographes se meurent également. Bénéficiant d’appareils techniquement très au point,  ils sont peu à oser se consacrer à la réalisation d’œuvres originales.

N’oublions pas : il faut du temps pour que, petit à petit, tel photographe sorte de l’ombre   et   soit consacré

« Maître ». Sa production peut ne pas plaire, bien que relativement excellente… Alors, comme presque tous les artistes, il doit manger souvent des quignons de pain rassis. Beaucoup de jeunes photographes, malades de cette plaie moderne qu’est la quête aux prébendes, n’ont ni les moyens, ni le désir de se consacrer à la création photographique. Comment feront-ils, ceux-là, pour sortir du lot puisque jamais ils ne nous présenteront une œuvre originale, bonne ou mauvaise ? Mais viendra le temps où fleuriront de grands magazines de découverte et de promotion photographiques. En fait, ce temps vient à peine de commencer. Une fois le climat créé dans le public, l’édition prendra le relais, fera l’effort nécessaire (c’est une simple question de revenus) pour montrer la photo dont les acheteurs auront faim.

La photographie aura conquis ses lettres de noblesse. On regardera de belles photos comme on regarde aujourd’hui de beaux tableaux.

Non, la photo n’est pas morte, et si certains domaines lui échappent, ce n’est pas un mal en soi car cela offre la possibilité de la requalifier en tant qu’art et non plus de la laisser dans l’état précédent où, servilement,  elle se contentait de fixer, de figer l’événement sans en découdre avec lui!

Lucien PICAUD

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Dernière révision le 4 mars 2020 à 1;50 par Rédaction d’a-l-oeil.info