Mis à jour le 30 septembre 2021 par la rédaction
Ce mercredi 29 janvier 2019, le film « Histoire d’un regard » de la réalisatrice Mariana Otero sort en salle. Ce documentaire à la première personne fouille, avec autant d’émotion que de précision, le travail d’un génial photographe devenu un mythe : Gilles Caron. A voir absolument.
La mort, souvent, chemine lentement dans une plaine de souffrances et de désespoirs, avant de frapper. Ainsi faucha-t-elle mes amis et confrères Luc Bernard[i], Mark Grosset[ii], Michel Baret[iii] ou Gérard-Aimé[iv]. D’autres fois, elle frappe brutalement par le truchement d’une artère rompue pour Luc Decousse[v], ou un tir de mortier pour Rémi Ochlik[vi] . Parfois, elle bafouille : blessé le vendredi, éborgné mais sauvé le samedi et, mort le lundi pour Lucas Dolega[vii].

Mais la mort sait aussi se camoufler, prendre un pseudo comme ce fut le cas ce 5 avril 1970 pour le photographe de l’agence de presse Gamma, Gilles Caron porté disparu. Blessé, rafalé, explosé, décédé, on est dans le concret, dans le réel, mais disparu…
Disparu, c’est la porte entrebâillée de l’au-delà par où se faufile l’espoir. Terrible. Inimaginable le choc ressenti par Marianne Caron, sa jeune épouse mère de leurs deux petites filles.
Inimaginable également, aujourd’hui, le silence qui entoura ce fait noyé dans la disparition d’une grosse dizaine d’autres journalistes dans le conflit cambodgien. Quelques entrefilets dans la presse, mais Gilles Caron n’est pas encore la star, le James Dean du photojournalisme qu’il est devenu depuis, grâce au travail de la Fondation Gilles Caron, à celui de l’historien Michel Poivert, et à ce film. Livres, expositions ont sorti son immense talent du cercle des professionnels pour toucher un large public.
Mais en 1970, un photographe de presse, reporter photographe – le terme américain de photojournaliste n’est pas encore familier – est considéré comme un technicien, un artisan de l’information. Les confrères de la presse écrite et audiovisuelle ignorent souvent la réalité de ce travail et celui des agences photographiques. Et puis, osons le dire, il y a alors comme une gêne autour des blessés et des tués dans l’exercice de la profession. Être blessé ou tué n’est pas une faute professionnelle, mais c’est tout juste. On n’en est pas encore, loin s’en faut, à célébrer leur mémoire au mémorial de Bayeux !
Ce n’est que par un jugement du 22 septembre 1978 que « le tribunal dit et déclare que le 5 avril 1970 sur la route coloniale N°1 Phnom Penh – Saigon (Cambodge) est décédé Gilles Edouard Denis Caron ». Il y a la douleur de la famille, de Marianne Caron en particulier, mais derrière le machisme de l’époque particulièrement en vigueur dans la presse, ceux qui ont fondé avec Gilles Caron l’agence de presse Gamma, les Hubert Henrotte, Hugues Vassal, Raymond Depardon sont déstabilisés. Cette disparition et l’incertitude du sort de Caron vont peser lourd en mai 1973 dans le conflit entre associés qui conduira à la rébellion des photographes et entrainera le départ d’Hubert Henrotte et la naissance d’une nouvelle agence : Sygma.

Raymond Depardon, certainement le plus touché, restera à Gamma qu’il quittera pour rejoindre Magnum en 1978, année où Gilles Caron est déclaré officiellement décédé. Ce n’est pas une coïncidence.
Floris de Bonneville qui fut le rédacteur en chef et l’ami de Gilles Caron témoigne de sa peine et de celle de Depardon, tout comme Jérôme Hinstin son assistant. « Quand je suis arrivé à Gamma trois ans après la disparition, il y avait encore une espèce d’inquiétude constante. Je ne connaissais pas personnellement Caron mais je me souvenais de l’avoir vu travailler à la faculté de Nanterre en 68. Je voyais bien ce gars pas très grand, une chevelure bouclée, très vif, comme un écureuil. Depardon a passé des années à chercher des informations pour savoir ce qu’il lui était arrivé. En vain.[viii]»
50 ans après, l’émotion est toujours présente chez tous ceux qui ont connu le photographe de près ou de loin. Mariana Otero, la réalisatrice du film « Histoire d’un regard » a été touchée dès qu’elle a feuilleté le « Scrapbook », premier ouvrage réalisé par la Fondation Gilles Caron en 2012. En rassemblant tous – ou presque – les films et les planches contact, la Fondation a mis à jour l’incroyable talent du photographe. Sur les 36 vues de chaque film, presque toutes les images sont bonnes. Il y a peu de déchet.
Ce travail de collecte a permis à Mariana Otero de bâtir un film sur quelques-unes des photos les plus connues de Gilles Caron. La caméra de Mariana explore le Biafra, la guerre des six jours en Israël et naturellement la photo iconique de Daniel Cohn-Bendit plus connu en 68 par les affiches sérigraphiées de l’Atelier des Beaux-Arts que par le petit quart-de-page qu’elle fit dans Paris Match. Avec ce film document, on suit pas à pas Gilles Caron arrivé en même temps que les troupes israéliennes dans Jérusalem. Des photographes professionnels trouveront peut-être cela anecdotique, mais cette vivante approche donne de la chair à ces archives, et fait revivre pour le public un grand reporter.
Michel Puech
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