Hommage

Mais qui est Robert Cohen, fondateur de l’agence photo AGIP ?

Robert Cohen
Robert Cohen à son bureau (c) Rue des Archives / AGIP

En 1929, c’est un migrant parmi tant d’autres. Il vient de Salonique. Robert Cohen va construire, en une vie, un fonds de photographies de presse de la période humaniste. 3 millions de clichés. Témoignages, hommage.

Victoria Bridgeman Photo by Holly WebsterFrost Victoria Bridgeman, Présidente de Bridgeman images partie de Bridgeman Art Library basée à Londres, a acheté en ce début d’année 2015 toutes les parts du capital de l’agence photo Rue des Archives, propriété de Catherine et Darius Shepard . L’essentiel du fonds photographique de Rue des Archives est constitué par le travail de Robert Cohen.

C’est en 1989 que Robert Cohen, le fondateur d’AGIP, a accepté l’offre d’achat de Catherine et Darius Shepard, propriétaires de Rue des Archives. Il leur a vendu le fonds de l’Agence d’illustration pour la presse (AGIP). Un fonds de photographies de cette période humaniste très apprécié aujourd’hui.

Une époque où les reporters travaillaient

avec des chambres Gaumont

Quand on évoque Robert Cohen, on parle d’une époque où les reporters travaillaient encore avec des chambres Gaumont 9×12 avec leur chargeur douze plaques, pesant deux kilos, une époque où le bélinographe, inventé en 1933, était encore balbutiant.

Une époque d’évolution technique où les « chambres » sont concurrencées par l’arrivée des « petits formats », les 6×6 et les 24×36 aux mains des émigrés venus de Hongrie, les Capa, Kertesz, Freund…

On connaît cette époque, et en particulier la vie de Robert Cohen, grâce aux travaux et aux publications de l’historienne Françoise Denoyelle.

 

Le Robert Cohen de Françoise Denoyelle

« J’ai rencontré Robert Cohen à la fin des années 80 alors qu’il était encore très actif dans son agence. » confie Françoise Denoyelle, ce samedi 25 avril 2015 au micro d’A l’œil pour WGR.

« Une agence assez extraordinaire ! Il y avait là une sorte de capharnaüm, d’empilement de planches contact, de négatifs, de tirages, et ce qui était constant chez Cohen, il y avait une radio qui hurlait des informations. »

« Et quand bien plus tard, je l’ai retrouvé dans une maison de retraite, il y avait toujours cette radio qui hurlait des informations, alors qu’il n’était plus en activité. »

« Tout de suite, il m’a dit qu’il n’avait pas beaucoup de temps à me consacrer car il allait à l’émission littéraire de Bernard Pivot. Moi, naïvement je pensais que c’était pour une interview à propos d’un livre qu’il aurait commis. Mais que nenni, il allait en reportage ! Et, à cette époque, il avait entre 70 et 80 ans…. ».

« L’impression que j’ai eue, c’est celle d’un homme en pleine activité, en plein stress de reportage. Il s’était spécialisé dans la photographie pour les magazines de télévision. Visiblement il travaillait seul, mais il avait des archives absolument fabuleuses. »

« Je suis retournée plusieurs fois le voir et nous avons commencé à échanger sur le fonctionnement des agences car, à l’époque, il n’y avait rien de publié sur les agences des années 30. »

« C’était un fonctionnement très artisanal. Le patron de l’agence était à la fois le photographe, le laborantin, qui légendait et allait porter les photos en vitesse dans les gares pour l’étranger dans les journaux français. »

« A dix-huit ans, en 1929, Robert Cohen arrive de Salonique. Il rejoint à Paris sa mère et sa sœur arrivées quelques semaines plus tôt. Après avoir renoncé à des études de médecine, il cherche un travail et, comme tous les émigrés, tente de résoudre l’équation : pas de permis de travail sans une embauche préalable et pas d’emploi sans permis. A l’agence Rol, on est moins regardant, surtout quand le demandeur n’exige que 500 francs par mois car il n’a aucune idée des salaires. »

A l’agence Rol (1904-1937), l’une des plus importantes de l’époque, il passe vite d’employé aux écritures à la vente des photographies « C’est ainsi qu’il vendra, à L’illustration, pour 15 000 francs la photographie de l’assassinat à Marseille, en 1934, du roi Alexandre de Yougoslavie ». A l’époque un reporter gagne environ 2000 francs » précise Françoise Denoyelle.

 

« Je faisais deux ou trois reportages

différents chaque jour dans Paris»

A la suite de la mort du patron de l’agence Rol, sa veuve nomme un nouveau directeur. Robert Cohen est licencié et décide de créer sa propre activité sous le nom d’Agence internationale d’illustration pour la presse (AGIP). Il s’associe quelque temps avec René Saint- Paul, qui deviendra l’historique photographe du journal Combat d’Albert Camus.

« A partir de là » précise Françoise Denoyelle, « il se met à travailler et surtout à envoyer à l’étranger ses propres photographies et celles de photographes étrangers et c’est comme cela qu’il va constituer un fonds incroyable sur la guerre d’Espagne ».

« Je faisais deux ou trois reportages différents chaque jour dans Paris. Je rentrais ensuite développer mes plaques dans le petit appartement de ma mère, qu’occupait toute la famille, après avoir fui la Grèce. » a raconté Robert Cohen à Françoise Denoyelle « Puis j’allais proposer mes photographies aux différents journaux. Je travaillais quinze à seize heures par jour pendant toute l’année. La concurrence était sévère. »

Juif, il demande aux nazis une autorisation…

« Du 18 octobre 1940 au 22 juillet 1941 sont promulguées les lois sur l’aryanisation des entreprises. La plupart des agences dirigées par des juifs sont fermées. Leurs directeurs et leur personnel sont frappés par les premières lois antisémites …/… Robert Cohen, à la tête de l’Agence d’illustration pour la presse (AGIP) cesse ses activités le 15 juin 1940. Un administrateur est nommé, Elysée Berlot. Il lui retire sa carte de reporter le 29 mai 1941. Cohen se procure de faux papiers et se cachera dans Paris jusqu’à la Libération. »

Quand Françoise Denoyelle a ses entretiens avec Robert Cohen, elle est extrêmement étonnée. A peine les allemands arrivés à Paris, Robert Cohen fait une demande officielle pour une autorisation d’exercer avec son agence, sans cacher qu’il est juif ! Il dira à Françoise Denoyelle « je ne m’étais pas rendu compte. »

« Finalement Robert Cohen a la chance de trouver un officier allemand qui lui dit qu’il devrait fuir. Mais il reste là. Un instituteur lui fournit de nouveaux papiers d’identité, et il reste à l’agence dans Paris !» Après une visite de la Gestapo à laquelle il échappe grâce à la concierge de l’immeuble, il part en banlieue, mais reste sur Paris jusqu’à la Libération.

« A la Libération, il y a une période faste. Il photographie avec enthousiasme et bien que l’agence ait été vendue comme « bien juif », il la retrouve intacte telle qu’il l’a quittée. Car personne ne s’y est intéressé pendant l’occupation. Il s’est passé la même chose pour Keystone. »

« Ensuite je l’ai rencontré dans des conditions un peu tristes, dans une résidence à Neuilly. Il n’avait pas dû penser beaucoup à sa retraite. Et il a vendu son fonds pour la financer. »

« Ce fonds Robert Cohen est un fonds fabuleux et je suis ravie qu’il ait réussi à le vendre à une agence. Il y avait un fonds de plaques de verre important. C’était un excellent photographe. Il faut le dire. Souvent, en dehors des agences mythiques comme Rapho et Magnum, on considère que les autres ont moins de talent. Ce n’est pas vrai pour le fonds de Robert Cohen. »

Le témoignage de Darius Shepard

En 1989, Catherine et Darius Shepard, à la tête de l’agence Archives Photos, future Rue des Archives rencontrent Robert Cohen :

« Cohen cherchait à vendre son agence et il n’avait pas trop de succès » raconte Darius Shepard, « c’était une époque où les archives n’étaient pas encore valorisées. »

« Notre associé américain Archives Holding NYC a trouvé ce fonds intéressant. Nous avons fait une offre ouverte dans le temps. Cette offre valait même pour d’éventuels héritiers, mais c’est Robert Cohen qui a saisi l’occasion. »

Ensuite Darius Shepard s’est mis au travail. Il a fallu rééditer, scanner, nettoyer, légender chaque cliché. Il connaît bien le fonds et par conséquent l’activité de Robert Cohen, photographe.

« Pendant la guerre, il est resté sur Paris, mais il n’a pas osé sortir son appareil. Les dernières photos ? Des gens qui essaient des masques à gaz en 1940. Après, c’est le départ des allemands de Paris en août 1944. Il a peut-être fait quelques mariages, des petits boulots pendant l’occupation de la France mais nous n’avons pas de photo. »

« A la Libération, il a repris son activité. C’est une période faste avec le festival de Cannes et l’ouverture que font des artistes pour les photographes. A ce moment, il n’y a pas de suspicion. Les photographes respectent les artistes, et les artistes permettent aux photographes de travailler pendant le début de la soirée. Ensuite, ils s’en vont. »

« Il y a toujours des trésors dans ce fonds mais ça coûte relativement cher de les sortir. Il faut les trouver et retrouver les légendes, les lieux et tous les détails. Et ça coûte cher.»

Et comme l’exprimait bien Darius Shepard dans notre précédent article : « La difficulté avec les fonds d’archives c’est qu’ils n’ont pas de valeur, ils sont une valeur. »

Michel Puech

Sur le même sujet : L’agence Rue des Archives, un fonds de photographies humanistes, vendue à la Bridgeman Art Library

Bibliographie

  • Paris Libéré, Paris Photographié, Paris Exposé » – Ouvrage collectif sous la direction de Catherine Tambrun – Les citations sont extraites de la contribution de Françoise Denoyelle – Ouvrage relié ; Format : 22 cm x 27 cm, 448 pages – Prix : 35,00
  • La Photographie d’actualité et de propagande sous le régime de Vichy, de Françoise Denoyelle Paris, éd. du CNRS, 2003, 512 p., ill.NB, bibl., 39,00 €
  • La Lumière de Paris de Françoise Denoyelle – 2 tomes – Le Marché de la photographie, 1919-1939 Paris, Éd. L’Harmattan, 1977.

Liens

  • Rue des Archives, site officiel :
  • Bridgeman Art Library, site officiel :

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Dernière révision le 26 mars 2024 à 5;31 par Rédaction d’a-l-oeil.info