FRONTS

Olivier Voisin
Sa dernière lettre

Olivier Voisin en Syrie 2013 (c) Edouard Elias
Olivier Voisin en Syrie 2013 (c) Edouard Elias

Dimanche 24 février 2013, RSF et le Quay d’Orsay confirme la mort d’Olivier Voisin dans la nuit de samedi à dimanche. Le mercredi 20 février 2013, le photographe français Olivier Voisin écrit un long courriel à une amie journaliste italienne, où il raconte son reportage en Syrie. Le lendemain il est très grièvement blessé au bras et à la tête. Grâce à Christian Sauvan-Magnet de l’agence Haytham Pictures, nous publions ce que notre consoeur italienne qualifie de « lettre reportage qui raconte beaucoup, de la guerre et du métier. »

Syrie 20 février 2013

Enfin j’ai réussi par passer ! Après m’être fait refuser le passage à la frontière par les autorités turques, il a fallu passer la frontière illégalement de nouveau. Un passage pas très loin mais à travers le no man’s land avec quelques mines à gauche et droite et le paiement de trois soldats. Me voilà tout seul à passer par le lit d’une rivière avec à peu près deux kilomètres à faire tout en se cachant pour ne pas se faire remarquer par les miradors. Putain, j’ai eu la trouille de me faire pincer et de faire le mauvais pas. Et puis d’un coup le copain syrien qui m’attend et que je retrouve comme une libération. Le sac et surtout les appareils photos faisaient à la fin 10 000 kg sur les épaules.

La voiture est là avec les mecs de la section de combat que je rejoins au nord de la ville de Hamah, deux heures de route nous attendent et on arrive tous feux éteints pour ne pas se faire voir. Les mecs m’accueillent formidablement bien et sont impressionnés par le passage tout seul de la frontière plus tôt.

Les premiers tirs d’artillerie se font entendre au loin. J’apprends que les forces loyalistes tiennent plus de 25 km au nord de Hamah et que la ligne de front est représentée plutôt par les démarcations entre alaouites et sunnites. Alors les forces d’Assad bombardent à l’aveugle et elles restent très puissantes. Par chance les avions n’attaquent plus, tant le temps est pourri !

Les conditions de vie ici sont plus que précaires. C’est un peu dur. La bonne nouvelle, je pense que je vais perdre un peu de ventre mais au retour je vais avoir besoin de dix douches pour redevenir un peu présentable !

Aujourd’hui je suis tombé sur des familles qui viennent de Hamah et qui ont perdu leur maison. Ils vivent sous terre ou dans des grottes. Ils ont tout perdu. Du coup ça relativise tout de suite les conditions de vie que j’ai au sein de cette compagnie.

Je fais les photos et je ne suis même pas sûr que l’AFP les prenne.

Il fait très froid la nuit. Heureusement que je me suis acheté un collant de femme en Turquie du coup c’est pour moi un peu plus supportable.

L’artillerie tire toutes les vingt minutes à peu près et le sol tremble souvent.

Le problème, j’ai la sensation qu’ils tirent à l’aveugle et ont quand même des canons assez puissants pour couvrir une vingtaine de kilomètres.

Il y a peu de combats directs. Les mecs ont besoin d’à peu près 20000 $US pour tenir en munitions entre 2 à 4 heures de baston. Du coup ils se battent peu. Ils ne font rien du coup la journée. Je me demande comment ils peuvent gagner cette guerre. Ca confirme ce que je sentais. La guerre va durer très longtemps. Alors le chef du chef vient parfois en rajouter une couche, apporte un mouton pour manger, les mecs vont alors couper du bois dans la forêt aux alentours. Il apporte aussi des cartouches entières de cigarettes et le soir fait prier tout son monde ! Certains sont très jeunes. Ils ont perdu déjà une vingtaine de leurs camarades, d’autres sont blessés mais sont quand même présents et je pense surtout à Abou Ziad, qui a perdu un oeil et c’est lui qui confectionne les roquettes maison pour les balancer durant les combats. Il est brave et courageux. Toujours devant, toujours le premier à tout, pour aider, pour couper le bois, donner des cigarettes, se lever. Avec quelques mots d’arabes on essaie de se parler. Evidemment les discussions tournent souvent sur la religion mais eux ne se considèrent pas salafistes. Entre nous si c’était le cas je serais plus vivant. J’aime être avec lui. Quand les autres me demandent des trucs – évidemment avec le matériel apporté – c’est toujours lui qui les « disputent » et leur demande de me foutre la paix !

Par rapport à Alep j’ai la sensation sensible que c’est moins lourd que pendant l’été. Cet été c’était du très lourd même si les vieux collègues disent que c’est rien en comparaison de la Tchétchénie. Certainement parce que j’étais plus proche des combats et que la mêlée était journalière. Ici, encore une fois, ça coûte tellement cher pour eux qu’ils ne se battent que de temps en temps. On est loin aussi de la Libye où ils avaient des munitions en vois tu en voilà. Et là on est beaucoup plus sur des combats de campagne, rien à voir avec du combat de ville.

Alep vient d’être déclarée la semaine dernière la ville la plus détruite depuis la seconde guerre mondiale depuis Stalingrad.

Le commandant me demande quand la France va leur fournir une aide militaire ? J’en sais rien ! J’ai honte car ça fait deux ans qu’on ne sait pas. On me dit que personne ne les aide et de quoi l’occident a peur. Je n’ai pas envie de lui répondre. On a peur de l’extrémisme qui se nourrit sans cesse du manque d’éducation intellectuelle de ces personnes qui considèrent que le Coran sera le seul livre à lire… Quoi faire ? Et puis merde, je ne suis pas un homme de pouvoir ou politique. Je ne suis que le petit Olivier, qui crève la dalle avec eux et qui les emmerde car les combats directs se font attendre. Le problème, c’est ce que demande l’AFP. Moins j’en fais, moins je gagne aussi et ce que je gagne c’est déjà pas fabuleux et plus les jours passent c’est autant de photos qu’on me demande de faire que je ne fais pas.

Et puis c’est vrai suis accro à cette cam’ de merde. Aucune autre drogue sera aussi puissante que l’adrénaline qui d’un coup fait jaillir en nous des sensations incroyables, notamment celle de vouloir vivre.

Ce soir, ça fera trois jours que suis arrivé. Et comme à chaque fois, j’oublie comme un idiot d’emporter un livre avec moi du coup, je n’ai pas grand chose à faire le soir. Développer les photos prenant à peu prêt deux heures en moyenne et comme il n’y pas Internet et que la conversation reste limitée, je me retrouve comme un couillon.

La plupart des gars sont gentils avec moi et essaient de rendre mon séjour parmi eux le plus agréable possible. Ils posent mille questions sur Paris et la France et ne comprennent toujours pas comment je peux être français. Je dis alors que mon père est français et ma mère coréenne. Cela dit ce n’est pas la première fois que ça m’arrive ! Dans tous les pays du sud on me prend pour un « chinois » même si dire que l’on est coréen est toujours mieux perçu ! Comme à chaque fois, imaginent-ils comment vivons-nous chez nous ? Et ce, même avant la guerre ? J’ai toujours du mal quand on me demande des photos de moi à Paris car le décalage est tellement fort. C’est comme ce que disait un vieil ami sur l’un de ses voyages dans les pays de l’est dès le début de l’après mur, les gens en Lituanie avaient du mal à comprendre que l’on puisse avoir des pauvres chez nous qui meurent de froid l’hiver.

Ne pas montrer ces photos (faudrait-il aussi en avoir dans le laptop !) me permet de vivre le moment présent et non celui d’avant ou celui d’après.

Ce qui manque c’est un peu d’alcool ! Si Dieu est sympa, ce serait bien que la prochaine guerre soit ailleurs que dans un pays arabe ou musulman ! Que l’on puisse parler aux femmes aussi. Les mecs me demandent si je n’ai pas des photos pornos aussi. Ca c’est rigolo… et triste en même temps car ce ne sera certainement pas après la guerre qu’ils en auront plus, avec ces crétins de moralistes religieux.

La violence est forte. La haine est très forte. Comment peut-on entretenir une telle haine ? Une telle envie d’aller tuer ? J’ai vu des vidéos des habitants de Homs tabassés par les soldats loyalistes, j’ai jamais vu une telle violence et du sang de partout avec des hommes qui pleurent comme des enfants… et les coups qui continuent de tomber que ce soit les pieds, les mains, ou que ce soit les coups de canne qui font jaillir le sang. Pourtant j’en ai déjà vu pas mal de ce monde de merde. Ces vidéos par leur violence si elles sont confirmées un jour par des témoignages, vu que l’on voit les visages des soldats, c’est le tribunal international. Nous occidentaux croyons nous ou bien sommes nous éduqués dans cette idée du droit, qu’il est possible de juger des hommes par des hommes. Mais comment le faire avec des gens qui ne croient qu’en la justice divine. L’après sera sanglant aussi, si toutefois cet après arrive. La question de la réconciliation est importante aussi pour nous par notre culture chrétienne. Je me répète mais en Pologne ou en Tchécoslovaquie après la chute du mur, j’y découvre très jeune cette idée de réconciliation dans des pays chrétiens qui souffraient également de persécutions dans des pays communistes. Mais la comparaison s’arrête là. « Cette confiance du coeur » dont nous parlait le Frère Roger de Taizé qui aura tant marqué mes amis et moi, encore aujourd’hui.

Plus que jamais c’est bien la prière des paras qui me vient à l’esprit à chaque moment de doute : « Mon Dieu, donne moi ce que les autres ne veulent pas, donne moi la bagarre et la tourmente, je Te le demande ce soir car demain je n’en aurai plus le courage ».

Olivier VoisinDernière révision le 26 mars 2024 à 4;54 par Rédaction d’a-l-oeil.info