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L’été des planeurs, 16ème championnat du monde de vol à voile

700 FOUS VOLANTS DE 23 NATIONS DU MONDE « LIBRE » RÉUNIS POUR UN BANAL CHAMPIONNAT DU MONDE D’UN SPORT MÉCONNU ET PRATIQUÉ EN FRANCE PAR 10 000 PERSONNES AU PLUS… – LES DRAPEAUX DE L’ARGENTINE, DU BRÉSIL, DU CHILI ET DE L’AFRIQUE DU SUD FLOTTENT DANS LE CIEL BERRICHON. – LES « SOVIETS » REFUSENT DE POSER UN PIED SUR UNE BASE AMÉRICAINE DÉSAFFECTÉE DEPUIS 1966 SI LES REPRÉSENTANTS DE L’AFRIQUE DU SUD Y SONT. – DEUX CANONS DE VINGT MILLIMÈTRES SONT VOLÉS AU FOND D’UN HANGAR. CES DEUX ARMES, EN ETAT DE MARCHE, APPARTIENNENT A L’US AIR FORCE. – VOILA DES RAISONS SUFFISANTES POUR QUE LUCK DANY EMPRUNTE LA PISTE DE BISON FUTÉ…

Ce jour là, Luck se sent vieux. Avec le temps ensoleillé il aurait préféré conduire la Morgan rouge de Suny plutôt que cette Autobianchi de 10 ans d’âge. Il suit les flèches vertes obtempérant aux ordres d’un agent visiblement de la C.I.A. bien que déguisé en employé de Bison futé. Mais, il faut savoir que la route de Châteauroux comprend quelques tronçons vraiment défoncés.

6 km avant la ville, la base apparaît en haut d’une côte. Rien à voir avec la base opérationnelle de l’Us Air force qu’il a connue en 1966, juste avant que « le grand Charles foute les ricains à la porte de façon pas très correct d’ailleurs » lui précise le planton. Sur le parking, Luck serre les freins et se plonge dans la documentation fournie par le service de presse.

« Voler, s’affranchir de la pesanteur : un rêve vieux comme l’humanité, que l’on retrouve dans toutes les mythologie antiques et qui a suscité, partout dans le monde, bien des tentatives malheureuses, avant qu’en 1783, Pilâtre de Rozier ne réussisse le premier vol humain de l’histoire, à bord du ballon à air chaud des frères Montgolfier… Plus tard, certains pionniers de l’aviation naissante menèrent leurs expérimentations à l’aide d’appareils sans moteur, tractés ou lancés du haut d’une pente, mais ce n’est qu’après la première guerre mondiale que l’on apprit à détecter et à utiliser les mouvements de l’atmosphère pour se maintenir en l’air, et même s’élever, sans aucun moyen de propulsion : d’abord le long de pentes bien orientées, en profitant de la déflexion vers le haut du vent qui les frappe et bientôt aussi en plaine, en exploitant les ascendances thermiques provoquées par l’échauffement des couches d’air proches du sol sous l’effet du rayonnement solaire. Un nouveau sport était né : le vol à voile. »

« Progressivement, les simples avions sans moteur des débuts deviennent de véritables planeurs, avec les caractéristiques qui sont les leurs : fuselage profilé au maximum, ailes à grand allongement, dotées de profils spécialement étudiés pour leur assurer le meilleur rendement aérodynamique possible. En même temps, les perfectionnements apportés à leur structure leur permettent de supporter en sécurité des vitesses de plus en plus élevées. » Luck lève un instant les yeux pour regarder un Cessna se poser. Depuis qu’il n’a plus volé, nul doute que tout a changé.

« Les progrès réalisés, tant dans le domaine du matériel que dans la connaissance des mouvements de l’atmosphère sont illustrés par le niveau qu’ont atteint les records du monde. Le record d’altitude est actuellement à 14 100 mètres, à la limite de ce que peut supporter l’organisme humain sans équipement spécial de pressurisation et de chauffage, avec le seul appoint du masque à oxygène. Dans certaines régions, l’exploitation de l’onde , cette sorte de houle atmosphérique qui se forme sous le vent des chaînes de montagne, doit permettre de monter bien plus haut encore. Mais beaucoup plus significatifs sur le plan sportif, sont les records mondiaux de distance et de vitesse. Le premier est détenu depuis cinq ans par un allemand HW Grosse, avec un extraordinaire vol de 1461 km qui l’a mené de Lubeck, au bord de la Baltique, jusqu’à Biarritz : tout le Nord de l’Allemagne, la Belgique et la France traversés dans la journée, d’ascendance en ascendance, avec comme seule dépense d’énergie les quatre ou cinq litres d’essence consommés par l’avion remorqueur pour monter le planeur à 500 mètres au départ ! C’est uniquement sur circuit triangulaire pour éliminer l’influence du vent que sont reconnus les records de vitesse, sur diverses distances. Celui des 100 km atteint 165 km/h. »

DES MARXISTES EN BOUT DE PISTE

La compétition de Châteauroux rassemble donc les meilleurs pilotes du monde conclut Luck en refermant le dossier expédié par la Fédération française. Et c’est vrai, à un détail près, les polonais ne sont pas là. Au self service-bar-salle de jeu, Michel Battarel, le chef du service de presse lui donne tout de suite une explication  » les Russes ont décidé de ne pas venir si les Sud-Africains participaient… Inutile de te dire que les pays satellites ont suivi ».

« C’est une connerie consternante ! » Camille Labar est français , compris immédiatement Luck avant de lire dans le fameux dossier de presse sa qualification : directeur de l’équipe de France.

« Con…. sternant ! » ajoute-t-il « Les Russes et les autres on s’en fout. Ils ne sont pas très bons. Mais les Polonais… Voilà des pilotes qui sont excellents. A chaque championnat du monde, au moins l’un d’eux monte sur le podium. Seulement ils sont aux ordres de leur gouvernement parce que là-bas… c’est un sport d’état. » Luck montre quelques incrédulités. Calé derrière son bureau l’homme à la chevelure argentée et à l’élocution précieuse poursuit : « Je vais vous expliquer ce qu’est un sport d’état. Je connais bien les Polonais. Au moment du merdier de 1968 je participais au championnat du monde en Pologne. J’étais aussi en Argentine en 1963. J’ai vu un pilote polonais ne pas défiler à la remise des prix uniquement parce qu’il s’était mal classé. Son chef d’équipe n’a pas accepté qu’il défile ! Vous voyez le topo… »

Luck fait mine de comprendre… Cette opinion tout le monde ici la partage. « it’s a pity ! » s’exclame tout simplement Brian Steven, 48 ans, ingénieur et chef de l’équipe sud-africaine. Puis brutalement il se tait. « Je suis désolé » confesse Harman Acuna 50 ans, ingénieur chilien et responsable de l’équipe de son pays. ‘ »Désolé car la politique ne devrait pas se mélanger avec le sport. Heureusement  ici, tout est très bien organisé. Il y a bien eu quelques sifflets d’une bande de jeunes le jour de l’inauguration au moment où mon équipe défilait. Mais c’est peu de chose. Tout le monde applaudissait. Et puis on ne peut pas contrôler tout les spectateurs et parmi eux il y avait peut-être quelques marxistes. » Danned ! Des marxistes ici… Luck n’en revient pas. Les participants à ce championnat semblent pourtant bien respectables. Le parking déborde de Volvo, Mercedes, Bmw, Range Rover et même une Morgan rouge identique à celle de son vieux complice Suny. Une Morgan immatriculée en Afrique du sud… Les 96 participants du programme officiel n’ont pourtant pas l’air non plus de marxistes. Ou alors ils se sont tous déguisés en 27 ingénieurs, 18 pilotes de lignes, 8 industriels et chefs d’entreprises, 6 militaires – dont le chef de la délégation brésilienne -, 4 toubibs. Peut-être faut-il chercher du côté des 3 employés et des 3 étudiants… Il reste aussi, comme suspect possible, un pilote boulanger et un autre serrurier ! Une seule femme sans profession figure au registre comme « chef du team de Guernesey ». Il va falloir la contrôler. Son team ne comporte qu’un pilote : son mari.

LE BRUIT DES CANONS

Une base aérienne : des hangars immenses, du béton à perte de vue, des barrières métalliques, une tour de contrôle. Tout cela semble normal à Luck Danny qui en a tant connues. Bien sûr le camping en bordure de piste… Un drôle de lieu pour passer des vacances ! C’est là qu’il choisit pourtant de planter sa tente entre une caravane française agrémentée d’un jardinet de rocaille et un camp scout de norvégiens : tente au carré, drapeau flottant en haut d’un mât. Luck mesure du regard la distance qui le sépare du drapeau italien au pied duquel règne une joyeuse ambiance napolitaine. L’union jack est moins éloigné. Le camp des « British », un îlot de verdure « of course » est délimité par des cordelettes reliant chaque tente.

Briefing : au plafond du hangar pendent des toiles de parachutes. Au mur, plusieurs tableaux d’école derrière une estrade attendent les professeurs. La classe, une assemblée de mecs en blouson de vol et tee-shirts bavards. « Messieurs, la météo aujourd’hui est meilleure qu’hier. Le front est passé à environ 20 noeuds. Nous pouvons espérer qu’avec l’ensoleillement qui atteindra 25 degrés vers 16 heures la convection se fasse aux alentours de 1200 mètres avec formation de cumulus et même dans la soirée d’alto cu… » En parlant la grenouille de la station installée sur le terrain par la Météorologie nationale montre sur les cartes l’évolution de la situation.

« J’ai quelques mots à vous dire » prévient Pierre de la Martinière, directeur de la compétition. « Certains d’entre vous ont dû être étonnés d’avoir la désagréable surprise que leur véhicule soit fouillé par la police… Il s’agit de deux canons d’un « Super sabre » qui ont été volés et qui appartiennent à l’US Air Force. (rire dans la salle) Ils ont été oubliés par eux depuis quatre ans. Contrairement à ce qu’un journaliste local a écrit ils ne sont pas en état de marche. Je souhaite comme vous que les policiers retournent dans leur caserne. Je suis donc reconnaissant à ceux qui ont emporté ces souvenirs pour leur salle à manger de bien vouloir les rendre. Comme ce n’est pas facile de les mettre sur mon bureau, « ils » n’ont qu’à venir discrètement me dire où je peux les retrouver. Je leur garantis naturellement l’impunité totale et donnerai même un autre souvenir à la place. »

« Messieurs je donne le top chrono » intervient Yves du Manoir, « operation director ». « Au top il sera 45… Attention 3..2…1… Top. Bon vol ! ».

Un brouhaha succéda à ce souhait martial. Damned ! Voilà qui me rappelle ma jeunesse songea Luck. Il ne manque que la sonnerie et le « scramble.

Le décollage doit avoir lieu à 14 heures. Il reste à Luck quelques heures pour se renseigner sur ces canons et le reste…

LA REVO CUL ET LES PLANEURS.

« Le préfet s’affole ». Jeune, élancé, sportif, le flic en civil semble cordial malgré la bosse qui gonfle sa veste de tweed. « Je pense que c’est un collectionneur qui a fait le coup. Mais, en fait, les canons sont en état de marche. Imaginez la tête du Préfet si on les retrouve chez les autonomistes » Luck hoche la tête… Des marxistes… des autonomistes…dans quelle histoire a-t-il atterri ?

Soudain, ses yeux s’arrondissent encore plus derrière ses Ray-Ban. Devant les hangars, les 78 planeurs du championnat sont alignés. Il y a là le « top » de la technique occidentale en matière de vol sans moteur se déployant comme sur un prospectus… Et au milieu, Luck voit un asiatique qui prend des notes ! Le costume gris style Samaritaine, les sandales de corde et la chemise blanche en Nylon sans cravate ne laissent planer aucun doute dans l’esprit expérimenté de Luck : c’est un « mao »! Un deuxième, un troisième, et un quatrième surgissent de derrière les fuselages. Damned ! La bande des quatre songe notre héros.

« Je souhaite vous parler. Je suis journaliste au quotidien Libération ». Luck a immédiatement pensé à ce stratagème pour obtenir quelques renseignements. Les Chinois, évidemment, sourient. « Nous espérons pouvoir participer au prochain championnat du monde et nous avons demandé notre adhésion à la fédération internationale » répondit Shih Tien Shin l’interprète. « Notre délégation composée de Yun Tsai Chun de la fédération chinoise, de Liu Liang Cheng pilote, de Wong Kend Yeh ingénieur et de moi-même est venue spécialement de Pékin. Le vol à voile reprend en Chine depuis la fin de la révolution culturelle. Bien sûr, la révolution culturelle a été très importante pour nous comme vous le savez. Mais la bande des quatre a fait de gros dégâts dans l’édification du socialisme jusque dans les sports aériens. Actuellement nous avons quarante écoles de vol à voile dans lesquelles environ 200 jeunes reçoivent des cours et volent chaque année. Car en Chine, ce sont principalement les jeunes qui pratiquent le planeur. »

– « Que pensez vous de l’absence des pays de l’Est ? » L’interprète sourit et traduit en chinois.

Les trois autres se plient en quatre.

– » En France, vous connaissez les Russes… je crois qu’il n’est pas nécessaire de répondre à cette question. »

– « Et les Sud-Africains ? »

– « Vous savez qu’officiellement, les Russes soutiennent les noirs mais en fait c’est une question d’intérêt. Ils veulent contrôler l’Afrique mais je crois qu’en tant que journaliste à Libération vous êtes très informé sur ces questions… Nous sommes ici invités par la France que nous remercions car notre séjour est fructueux. C’est l’endroit idéal pour savoir où en est le vol à voile du point de vue technique. » Les quatre chinois se regardent. L’interview est terminée. « Je vous prie d’accepter l’insigne de la fédération chinoise de vol à voile » ajoute l’interprète. Luck remercie rapidement. Il a repéré le jeu de « l’ingénieur ». Wong Keng Yeh s’est éloigné rapidement et discrètement. Maintenant, le nez dans le cockpit d’un des plus récents planeurs, le numéro 58, une machine en fibre de carbone, il photographie furieusement tout ce qu’il voit et note fébrilement dans son petit carnet rouge.

Au commissariat de Châteauroux, la carte barrée de tricolore de Luck fait de l’effet sur le planton. Il en ôte son képi, dévoilant collé dans le fond une image de pin-up digne des meilleurs routiers. Avant de téléphoner dans les étages.

– « Le commissaire principal va vous recevoir ».

Le commissaire est un grand gaillard à l’air intelligent mais une certaine gène dans sa courtoisie pourrait s’expliquer par la présence dans son bureau d’un officier de la sécurité militaire venu de Paris et d’un civil qui sent fort les renseignements généraux et ne dit mot.

L’entretien est bref. Luck apprend simplement que les canons sont bien en état de marche et que le vol a sûrement eu lieu aux environs de l’heure où la police l’a découvert. Prudent le commissaire conclut : « Je ne vous ai rien dit, je ne vous ai pas reçu. »

Songeur Luck saute dans sa bagnole. « Voyons, deux canons disparaissent à une heure qu’il est impossible de connaître précisément. La police établit des barrages et fouille pendant quatre heures pour finalement lever le dispositif… Voila une histoire digne d’une BD ! ». Les vigiles d’une compagnie privée qui gardent, depuis le vol, les deux avions de chasse « Super sabre » ne lui apprennent rien non plus.

L’AMOUR DU VOL

« Tu vas en piste mec ? » Georges, est lycéen, 19 ans, une furieuse envie de devenir pilote et pour cela d’accumuler des heures de vol ajoutées à une bourse plate l’ont conduit à faire partie de « l’orga ». Luck sourcille, ce terme sent son gaucho à 15 mètres. Peut-être le marxiste… Chargé de vérifier les badges donnant accès aux diverses zones telle est sa mission. « On est flics » confirme laconiquement son copain, une bête sympathique de près de deux mètres. Joe « s’en fout totalement du championnat. « Je suis là parce que je suis curieux . Les planeurs sont beaux. Il y a du soleil et un peu de campagne. Je ne savais pas quoi faire sans fric. je suis nourri et je couche sous la tente. Les mecs ici sont un peu durs. Il y une proportion trop grande de militaires à mon goût mais enfin… Je passe le temps. »

« Pour moi, c’est différent, j’espérais voler en venant ici. Je fais du vol à voile et de l’avion et il me faut un max d’heures de vol pour gravir les échelons vers la qualification de pilote professionnel. Comme je n’ai pas d’argent, j’essaie de devenir remorqueur. Les pilotes qui remorquent les planeurs volent à l’œil… Tu piges ? » Cette philosophie du championnat avec quelques variantes est celle des jeunes que Luck rencontre en piste. « Accrocheur de câble », « nettoyeur de planeurs », « contrôleur de visiteurs », tous ou presque sont là parce que « j’aime voler ». Devenir pilote, ils en rêvent. Denis, 17 ans veut piloter des avions privés en Afrique « çà paye bien. On peut s’acheter son zing en cinq ans ». A défaut ? Pilote de chasse » Henri regarde vers le bleu horizon des compagnies aériennes nationales « mais elles n’embauchent plus ». Les concurrents volent. Les aides planent.

Jacques Rantet, l’un des concurrents français a rêvé sa vie. « Depuis que je suis tout petit, j’aime les avions. Il n’y a aucune explication à cela. Ma famille est plutôt modeste. J’ai commencé par le modélisme puis l’aéro-club où je pratiquais le vol à voile puis l’avion puis Air Inter… Ici je concours pendant mes vacances. Le championnat s’arrête dimanche… lundi je reprends le boulot à Air Inter ». Luck le laisse s’installer dans son cockpit. « Cette piste… On dirait le Forestal en opération au Vietnam » songe Luck. Les 78 planeurs alignés comme des chasseurs attendent le top. Les avions remorqueurs, moteur chaud, pilotes aux commandes mais cockpits ouverts attendent aussi. Soudain la radio grésille dans les casques. « OK les gars vous pouvez commencer à remorquer. Roger. Piste claire. 5 noeuds de vent au sol ». Les moteurs des Morane Rally hurlent et la noria commence. 15 minutes après le silence retombe brutalement tandis que les premiers planeurs passent la ligne de départ pour l’épreuve du jour.

 » On ne les reverra que vers 18 h » laisse tomber George avant d’ajouter « et va savoir combien reviendront avec ce temps miteux ». Luck reste le nez en l’air rêveur. Mais où donc a-t-il vécu de semblables scènes ?

SUR LA CAMPAGNE…

Loin là-bas, dans les trois classes de planeurs en course, les concurrents disputent une épreuve en solitaire. Luck sait qu’au tumulte du départ a  succédé pour eux la grande solitude de l’air. Le seul lien avec le sol ne tient même pas à un fil. Dans les écouteurs de Jacques Rantet les messages de ses équipiers au sol grésillent. « L’anglais a passé la ligne ». « Attention le 20 te marque, il doit renseigner les Anglais ». Luck imagine Jacques là-haut tournant le bouton de sa VHF pour tenter de trouver la fréquence des British. « Bien sûr il n’utilise pas la longueur d’onde qui leur est allouée » songe Luck. « C’est un coup bien connu ». Dans son Nimbus, une machine personnelle de 15 millions de francs, Rentet doit serrer ses virages pour monter plus haut.

Les équipiers du « tube Citroën n°18 » sourient . « Rien n’est encore perdu avec Henry et Jacques en classe libre ». Il fait chaud sur le terrain. Le béton brille comme un lac. Maillot de bain et bob surchargé d’insignes de vol à voile de toutes les nations se sont écroulés avec leurs propriétaires à l’ombre des voitures. C’est l’attente.

Malgré l’organisation un certain désordre règne sur la base. Luck Dany ne voyait pas très bien l’intérêt, jusqu’à maintenant, de ses baraques de frites, de ce bar tabac, de cette terrasse de café installée à l’ombres des hangars. Néanmoins il s’y assit à côté d’un homme dont le blouson portait le nom d’une marque de vodka.

– » Vous êtes soviétique ? »

– « Moi ? Vous voulez rire.. Je suis américain membre de l’Us team »

– ????

– « La vodka Smirnoff est un sponsor pour nous. Money… » réplique l’homme en accompagnant le mot d’un geste éloquent.

Les défenseurs de la bannière étoilée reçoivent de l’argent d’une marque de vodka…

–  » Ils nous donnent 12 000 dollars pour venir ici. Ce n’est pas suffisant mais enfin… Nous devons juste écrire la marque sur nos planeurs et sur nos blousons. Si vous venez ce soir à notre party, vous pourrez goûter la vodka. Mais comme vous êtes marrant on va commencer la dégustation tout de suite si vous voulez… »

La « conversation » dura tout l’après-midi …

Luck ne sait plus très bien pourquoi il est là à attendre… quoi au juste ? Un petit vent frais balaie maintenant la piste. Le soleil cesse enfin de transformer les équipiers en hot-dog. Heure après heure, Luck voit partir des voitures tirant de longues remorques semblables à des cercueils pour géants de foire. On lui explique que ces équipes partent rechercher leur pilote et planeur posé quelque part dans la grande plaine berrichonne. Ceux-là n’ont pas su, pas pu rentrer . « Ils perdent beaucoup de points au classement ».

Le silence des fins de journée d’été descend des airs et s’installe en maître sur le terrain.

Enfin l’attente prend fin dans un hurlement.

J’EN VOIS DEUX

Sous le seul arbre à 15 km alentour, l’homme s’excite tout seul.

– « Deux là-bas … deux là-bas … ».

Il gueule en montrant l’horizon. Cela a sérieusement le don d’exaspérer le crâne nuageux de Luck qui ne voit rien. Soudain, il les voit aussi. Deux points noirs très loin gros comme des mouches.

– « Il a un de ces badin… ».

Le vocabulaire d’aviation n’émeut pas Luck. Cet instrument qui sert à mesurer la vitesse lui était familier jadis. On voit maintenant nettement le premier planeur qui doit filer un bon 200 km/h. Il est maintenant en bout de piste. A quatre ou cinq mètres du sol de béton, l’immense oiseau de plastique frétille sous les efforts de la vitesse. Il peut se « crasher » à tout instant. Les spectateurs retiennent leur souffle. Enfin, il passe la ligne dans un sifflement et remonte sans effort grâce à la vitesse acquise pendant son approche en piqué.

– « Fantastique » murmure Luck en même temps que son voisin.

– « Je ne connais rien de plus beau qu’une arrivée de planeurs dans un championnat comme celui ci » n’hésite pas à lui répondre son voisin.

Luck, lui même, se sent soulevé par cette sorte de joie que procure tout spectacle de qualité surtout quand il est assorti d’un risque. Et puis… Il fait vraiment bon. Luck sort de son blouson une boite finement ciselée ramenée d’Afghanistan. Il roule une cigarette en attendant les autres planeurs.

Voler ! « Quel pied » lui confiait Georges cet après-midi… Luck se souvient. Jeune, il a volé lui aussi… Il revoit le moment où avant que chien et loup se disputent le jour, les pilotes aiment à faire le dernier vol. Celui où le planeur glisse sans bruit dans un air calme comme l’eau d’un lac de montagne.

Luck atteint maintenant la limite d’altitude. C’est certain, il ne pourra plus, ce soir, monter plus haut dans le bonheur sans une nouvelle bouffée de son oxygène… A droite le soleil se couche sur une chaîne de montagnes. A gauche les Alpes teintées d’orange et de mauve… Droit devant lui, la côte méditerranéenne commençe à disparaître dans la brume de mer et le béton de la piste… Luck est vraiment trop haut…

Dommage que le béton de la piste de Châteauroux lui fasse si mal au cul à l’attéro.

Michel Puech

Reportage pour Libération en juillet 1978 (non publié)Dernière révision le 12 avril 2023 à 10;45 par Rédaction d’a-l-oeil.info